Voici de nouveau un extrait que je découvre en lisant « EPOCH – Une histoire de l’informatique » de Stéphane Fosse. Même moi, j’apprends beaucoup en lisant cet ouvrage qui représente un travail énorme et soigné !
Cette fois, on se penche sur la création du tout premier disque dur, maillon indispensable de la technique utilisée pour créer l’informatique moderne…
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IBM 350 RAMAC
Le 6 mai 1955, IBM dévoile sans tapage une avancée technique qui changera à jamais notre rapport aux données. Dans un laboratoire de San José, une équipe d’ingénieurs vient de créer le premier disque dur de l’histoire. Cet appareil au nom peu évocateur pour le grand public, l’IBM 350 RAMAC (Random Access Method of Accounting and Control), marque le début d’une nouvelle ère dans le stockage numérique.
Tout commence trois ans plus tôt. En janvier 1952, W. Wallace McDowell contacte Reynold B. Johnson, un ancien professeur reconverti chez IBM. La direction souhaite établir un petit laboratoire sur la côte Ouest américaine, loin des habitudes et structures de l’Est. Johnson reçoit carte blanche pour monter une équipe limitée à 50 personnes. Sa mission consistait à explorer des voies techniques différentes, notamment l’impression sans impact et la réduction des données.
Johnson ne perd pas de temps. En quelques semaines, il loue un bâtiment vide à San José, lance le recrutement et débute les travaux. Louis D. Stevens, envoyé temporairement pour l’aider, sera finalement son bras droit technique. Dès juillet 1952, le laboratoire fonctionne avec une trentaine de collaborateurs. L’atmosphère y est particulière, façonnée par trois règles établies par Johnson : comprendre sa machine et son usage, connaître tous les projets en cours dans le laboratoire, et toujours donner priorité à l’aide entre collègues.
Le projet qui aboutira au RAMAC s’appelle au départ « Source Recording ». Son objectif est simplement de transformer des données alphanumériques en format lisible par machine, alors que les options de stockage se comptent sur les doigts d’une main : cartes perforées, bandes magnétiques et, plus marginalement, tambours magnétiques. Ces supports présentent tous des limitations, rendant les processeurs souvent inactifs pendant la recherche d’information.
À l’automne 1952, l’équipe s’intéresse aux « fichiers bac » de cartes perforées très répandus dans les entreprises. Ces grands casiers rectangulaires contiennent des cartes classées par numéro de client ou d’article. Les employés y fouillent manuellement pour produire factures et bons de livraison, un processus lent et sujet aux erreurs.
Après avoir exploré diverses pistes, Johnson prend en janvier 1953 une décision audacieuse qui suscite l’incrédulité : concentrer tous les efforts sur les disques magnétiques. Un ingénieur lui prédit un échec cuisant, et le projet hérite du surnom moqueur de « trancheuse à saucisson ».
Les problèmes techniques semblent insurmontables. Maintenir un écart microscopique entre la tête de lecture et la surface tournante, créer des surfaces parfaitement planes, développer un revêtement magnétique fiable… La liste paraît sans fin. L’équipe teste différents matériaux : aluminium, laiton, verre, plastiques, magnésium. Les disques en aluminium se déforment à grande vitesse. La solution vient finalement de stratifiés d’aluminium compressés et chauffés au-delà du point de recuit. Le revêtement magnétique pose un autre casse-tête. Jake Hagopian trouve une méthode artisanale : verser le revêtement sur la face interne d’un disque en rotation rapide. Bill Crooks l’améliore en filtrant la solution à travers du nylon et en utilisant… des gobelets en papier pour les mesures. Cette technique rudimentaire sera utilisée pendant un an avant d’être automatisée. Norman Vogel résout quant à lui le problème de la tête de lecture-écriture. Il conçoit un système qui rétracte la tête pendant le mouvement entre les disques, avec trois mini-pistons pneumatiques pour contrôler la position.

Le 10 février 1954, le premier transfert d’information entre cartes et disques est réussi. Le prototype ressemble à une machine abracadabrante, mais l’équipe persévère. Une refonte complète aboutit au Modèle II, avec comme innovation le passage à un axe vertical pour les disques, facilitant leur remplacement et laissant plus d’espace pour les mécanismes d’accès.
Le 10 janvier 1955, moins de trois ans après la création du laboratoire, le premier Modèle II du RAMAC 350 est présenté avec succès. Le système est commercialisé en septembre 1956, intégré au système IBM 305 RAMAC qui comprend processeur, lecteur de cartes et imprimante.

Father of the world’s first commercial computer disk drive’ Reynold B. (Rey) Johnson, stands outside the IBM 305 RAMAC in 1960 (Image credit: IBM).
Les caractéristiques du RAMAC 350 étaient sans précédent. Cinquante disques de 61 cm tournant à 1 200 tr/min, un débit de 100 000 bits par seconde, une capacité totale de 5 millions de caractères. La densité atteignait 2 000 bits par pouce carré, avec un temps d’accès moyen de 600 millisecondes. Pour mesurer le chemin parcouru, l’IBM 3380 des années 1980 utilisait neuf disques de 35,5 cm tournant à 3 600 tr/min, avec un débit de 24 millions de bits par seconde et une capacité de 1,25 milliard d’octets. Le coût de location mensuel par mégaoctet chuta de 130 dollars pour le RAMAC 350 à environ un dollar pour le 3380.
L’arrivée du RAMAC 350 a bouleversé notre rapport aux données. Pour la première fois, l’information devenait directement accessible sans manipulation physique préalable. Cette rupture technologique a rendu possibles les applications informatiques interactives : réservations aériennes, gestion des stocks, services bancaires automatisés, contrôle des vols spatiaux, traitement de texte…
Cette innovation, née dans un modeste laboratoire californien, a lancé une industrie du stockage générant des milliards de dollars, et stimulé le développement des processeurs rapides et des services informatiques. En 1984, l’American Society of Mechanical Engineers reconnaît officiellement le RAMAC 350 comme jalon historique international, saluant son rôle dans l’évolution du génie mécanique et son influence sur la société du XXe siècle.
Le RAMAC marque la naissance véritable de l’ère numérique où nous vivons aujourd’hui, où l’accès instantané à l’information est devenu si naturel que nous en oublions parfois le miracle technologique qu’il représente.