Voici quelques extraits savoureux que je découvre en lisant « EPOCH – Une histoire de l’informatique » de Stéphane Fosse. Même moi, j’apprends beaucoup en lisant cet ouvrage qui représente un travail énorme et soigné !
J’ai choisi ici la saga britannique et peu connue des ordinateurs Ferranti et Lyons.
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Ferranti Mark I
Durant l’hiver 1951, l’Université de Manchester reçoit des mains de la société Ferranti une machine qui va changer la donne : le Mark I. Ce calculateur électronique britannique devance de quelques mois l’UNIVAC I américain et s’inscrit dans l’histoire comme le premier ordinateur commercialisé. Cette aventure technique n’aurait jamais vu le jour sans l’intuition de Sir Ben Lockspeiser. Ce haut fonctionnaire du ministère britannique de l’Approvisionnement avait saisi l’importance de relier la recherche universitaire au monde industriel.
En réalité, cette machine prolonge les travaux de F.C. Williams et Tom Kilburn. Ces chercheurs avaient déjà conçu un prototype fonctionnel à l’Université de Manchester. Le gouvernement britannique, désireux de valoriser cette avancée, confie à l’entreprise Ferranti la tâche de transformer l’expérimental en commercial. Si l’architecture générale est fidèle à l’original, les ingénieurs de Ferranti y ajoutent leur touche : un jeu d’instructions revu, des registres d’index supplémentaires (les fameux B-lines) et des fonctions inédites comme un générateur de nombres aléatoires.
La mémoire du Mark I reflète les contraintes technologiques de l’époque. D’un côté, une mémoire électronique construite autour des tubes Williams, rapide mais limitée à 20 480 bits. De l’autre, un tambour magnétique plus lent mais avec 655 360 bits répartis sur 256 pistes de 2 560 bits, double système annonçant l’architecture hiérarchique des mémoires modernes.
Programmer le Mark I relevait presque de l’épreuve initiatique. Alan Turing, figure légendaire du calcul et alors chercheur à Manchester, rédige le premier manuel de cette machine. Son approche consiste en du code machine sans fioritures, sans concessions aux limites cognitives humaines. À Cambridge, pendant ce temps, David Wheeler avait créé pour l’EDSAC un assembleur rudimentaire mais combien plus accessible. Deux visions s’opposaient.
L’interface avec le monde extérieur passait par des bandes perforées à cinq trous. Le flux d’entrée atteignait 400 caractères par seconde grâce au lecteur photoélectrique conçu par Ferranti. En sortie, une perforatrice plus modeste (33 caractères par seconde) et une imprimante télétype traduisaient les résultats des calculs. Un haut-parleur complétait le dispositif, alertant l’opérateur par des signaux sonores quand son attention devenait nécessaire.
Les mathématiciens furent parmi les premiers à s’emparer de cette puissance de calcul inédite. Ils l’utilisèrent pour explorer les nombres de Mersenne ou tester des aspects de l’hypothèse de Riemann. Les physiciens s’en servirent pour des calculs de tracé de rayons en optique. La vitesse de traitement des données ouvrait des possibilités nouvelles pour la recherche, malgré une fiabilité qui laissait parfois à désirer.
L’aventure commerciale du Mark I raconte aussi les difficultés de l’industrie informatique britannique. De 1951 à 1957, neuf exemplaires seulement trouvèrent preneurs : sept Mark I Star et deux Mark I. L’étroitesse du marché britannique limitait les perspectives de croissance. Quand IBM débarqua au Royaume-Uni avec son modèle de location, la concurrence devint féroce pour les constructeurs locaux.
L’histoire du Mark I se lit aussi à travers les relations complexes entre Ferranti et les organismes gouvernementaux, notamment la National Research Development Corporation (NRDC). Le financement public a certes rendu possible cette aventure, mais les négociations souvent tendues entre Ferranti et la NRDC ont parfois ralenti le projet. Sir Vincent de Ferranti défendait âprement les intérêts de son entreprise familiale, cherchant à minimiser les risques financiers dans cette aventure incertaine.
Le contraste entre le potentiel technique britannique et sa concrétisation commerciale saute aux yeux dans les statistiques : en 1960, le Royaume-Uni comptait 240 ordinateurs en fonction, contre 5 400 aux États-Unis. Pourtant, le Ferranti Mark I occupe une place à part dans le panthéon informatique. Sa mémoire à plusieurs niveaux, son système d’index et son architecture générale ont façonné la conception des ordinateurs qui ont suivi. Premier calculateur commercial, il matérialise ce moment où la recherche universitaire rencontre la production industrielle.
Cette expérience a aussi réorienté la trajectoire de Ferranti. Face aux réalités économiques, l’entreprise a progressivement abandonné le marché des grands systèmes pour se concentrer sur les applications militaires, les mini-ordinateurs puis les microprocesseurs. En 1963, Ferranti quittait définitivement le secteur des ordinateurs centraux.
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LEO I
Au milieu du XXe siècle, J. Lyons & Co dominait le marché alimentaire au Royaume-Uni. Issue des idées visionnaires de la famille Salmon-Gluckstein à la fin du XIXe, cette entreprise gérait un réseau tentaculaire de salons de thé élégants, restaurants populaires et boulangeries industrielles à travers tout le pays.
Contrairement aux autres sociétés, Lyons cultivait une atmosphère propice à l’innovation technique. La raison en était simple : chaque jour, des milliers de transactions modestes s’accumulaient, chacune générant une marge infime. La survie financière exigeait donc une rigueur presque maniaque dans la gestion administrative. Cette particularité avait poussé les dirigeants à recruter dès 1923 un mathématicien de Cambridge, John Simmons, capable d’apporter une dimension scientifique à leurs méthodes de travail.
Au printemps 1947, deux cadres de l’entreprise, Oliver Standingford et Raymond Thompson, s’envolèrent vers l’Amérique. Leur mission initiale concernait l’étude d’équipements de bureau modernes, mais ils tombèrent par hasard sur des informations concernant l’ENIAC. Ces gigantesques machines de calcul, alors cantonnées aux laboratoires scientifiques, éveillèrent leur curiosité. Ils pressentirent que ces calculs automatisés pourraient transformer radicalement la bureaucratie de Lyons.
Leur intuition les conduisit jusqu’à l’université de Cambridge, où Maurice Wilkes travaillait sur l’EDSAC. À leur retour, ils rédigèrent un rapport audacieux. Non contents de suggérer l’adoption de l’informatique pour leur entreprise, ils proposèrent que Lyons fabrique sa propre machine. Cette idée, qui semblerait aujourd’hui absurde pour une société alimentaire, s’inscrivait parfaitement dans la philosophie d’indépendance technique de l’entreprise, habituée à concevoir ses propres outils industriels.
La direction valida le projet et déboursa 3 000 livres sterling pour soutenir les travaux de Wilkes, s’assurant en échange une assistance technique précieuse. Pour mener à bien cette aventure, l’entreprise embaucha le Dr John Pinkerton, un brillant ingénieur recommandé par Wilkes. David Caminer, responsable des systèmes chez Lyons, reçut la tâche de développer les applications et méthodes de programmation adaptées aux besoins spécifiques de l’entreprise.
La construction du LEO I (Lyons Electronic Office) commença en 1949. Ce colosse occupait plus de 450 mètres carrés et fonctionnait grâce à environ 6 000 tubes à vide répartis dans 21 armoires métalliques imposantes. Bien que basé sur l’architecture de l’EDSAC, LEO I intégrait des modifications substantielles pour traiter efficacement les données commerciales. Les ingénieurs accordèrent une attention particulière aux systèmes d’entrée-sortie, combinant cartes perforées et bandes de papier pour l’alimentation en données, complétées par des imprimantes et perforateurs pour la restitution des résultats.
Le 29 novembre 1951, LEO I accomplit sa première tâche régulière, l’évaluation hebdomadaire de la production des boulangeries Lyons. Ce programme analysait les chiffres de fabrication de pains, gâteaux et tartes provenant de douze sites différents. Il calculait automatiquement la valorisation en intégrant le coût des matières premières, les salaires et les frais indirects. Aucun ordinateur n’avait jamais effectué pareille tâche de gestion auparavant.
Ce premier succès encouragea l’équipe à développer d’autres applications : gestion des stocks, calcul des meilleurs mélanges de thé, organisation des livraisons aux différents points de vente, facturation automatisée. Un nouveau cap fut franchi le 12 février 1954, lorsque LEO I traita la paie de 1 670 employés des boulangeries, produisant directement les chèques de salaire sans système de secours.
Les prouesses de cette machine attirèrent bientôt l’attention d’organisations extérieures. Le service météorologique britannique l’utilisa pour ses prévisions, l’administration fiscale pour calculer ses barèmes d’imposition, et British Railways pour déterminer les distances entre toutes ses gares. Le succès de ces prestations poussa Lyons à créer en 1954 une filiale spécialisée, LEO Computers Limited, pour commercialiser cette technologie.
Cette histoire raconte un curieux paradoxe : pendant que les fabricants traditionnels d’équipements de bureau et les géants de l’électronique hésitaient, une chaîne de restaurants et de salons de thé créait le premier ordinateur pour une application commerciale viable au monde. LEO I fonctionna jusqu’en janvier 1965, avant de céder sa place aux modèles plus performants LEO II et LEO III qui équipèrent de nombreuses entreprises et administrations britanniques.
La saga LEO se poursuivit à travers une série de fusions industrielles : d’abord avec English Electric en 1963, puis avec d’autres sociétés pour former International Computers Limited en 1968. Le dernier LEO III s’éteignit discrètement en 1981 dans les locaux de la poste britannique.
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Fascinant, non ?


